Sunday, February 25, 2018

Habermas in "le Monde"

In "Le Monde"'s book section (February 23, 2018) Habermas summarizes his thoughts on four topics: "Intellectual", "Europe", "religion" and "philosophy": 

"Philosophie pour aujourd’hui"



Habermas on "religion":

Nous devrions nous réserver la possibilité de traduire des contenus sémantiques enfouis issus de traditions religieuses, dès lors que ceux-ci peuvent élargir l’horizon conceptuel de notre discours public et de nos sensibilités tourneboulées. Des concepts philosophiques, pourtant lourdement chargés, tels que “puissance de la volonté”, “autonomie”, “loi”, “individualité”, “conscience”, “crise”, “historicité” et “émancipation” ont fait leur chemin jusqu’à notre vocabulaire courant. Mais, à l’aune de l’histoire des concepts, plusieurs siècles de travail philosophique constant se sont révélés indispensables à l’importation d’intuitions à connotations religieuses dans l’espace universellement accessible des fondements rationnels. Si nous pensons à des auteurs comme Levinas ou Derrida, l’osmose sémantique qui a dominé les échanges entre philosophie et religion n’a pas encore complètement cessé.

Cette élaboration discursive d’intuitions enfouies ne met nullement en cause l’athéisme méthodologique que pratiquent les philosophes occidentaux depuis Hobbes et Spinoza. La morale fondée sur la raison tient sur son propre socle et n’a nul besoin de soutien religieux. Le problème tient plutôt à la disparition de la solidarité. Il est légitime que la morale rationnelle adresse ses prescriptions, ayant en vue l’individu. Du coup, le surgissement d’une action solidaire, porteuse par exemple d’un mouvement social, devient tributaire de la coïncidence et de la focalisation improbables de décisions émanant de consciences individuelles dispersées.

Autrement dit, elle a autant de chance de se produire qu’un chameau de passer par le chas d’une aiguille ! Je constate la tendance actuelle à la dissolution de la solidarité, qui accompagne directement la colonisation de notre monde vécu par les impératifs d’une conduite dont la rationalité est celle du marché. La marchandisation invasive des relations sociales, privilégiant un type de comportement conforme à une rationalité instrumentale et égoïste, mine la puissance abstraite des normes universelles et émousse notre capacité de réagir à des situations normativement intolérables. A l’inverse, les communautés religieuses puisent, à travers le culte, aux sources mêmes de la solidarité.

Certes, vu la nature particulariste des dogmes et des croyances, ces énergies peuvent dérailler et se tourner vers l’extérieur avec une violence explosive dirigée contre les autres confessions. Mais n’est-ce pas justement une raison supplémentaire pour rappeler la longue relation que la philosophie a entretenue avec ces sources religieuses qu’elle a cherché à rationaliser ? Tant que la religion demeure une forme actuelle de l’esprit, elle représente un aiguillon planté dans la chair de la modernité. Celle-ci ne doit pas perdre de sa tonicité, de sa vigueur à transcender ce qui existe ; ce qui est en mesure d’engendrer du véritable nouveau est cette faculté d’une “transcendance” qui, venant de l’intérieur de notre monde, et non plus du ciel, s’efforce de le dépasser. La nouveauté des mutations technologiques, elle, est vite dépassée.

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