"Sur la politique et l’histoire"
The main topics are: parliamentary institutions, the public sphere, law and autonomy, the left in France, irrationality and violence, moral learning processes, social integration, and religion and philosophy.
The interview is conducted by Jean-Marc Durand-Gasselin, who also has written the introduction to Jürgen Habermas's "Philosophical Introductions: Five Approaches to Communicative Reason" (Polity Press, forthcoming 2018).
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Q: Comment avez-vous été amené à la fin des années 1950 à considérer que l’espace public et ses transformations structurelles avaient une dimension centrale pour éclairer la politique moderne?
A: C’est une question intéressante qui me permet également de revenir sur ma compréhension du parlementarisme: je n’ai jamais été un défenseur conservateur de la démocratie représentative. À l’époque où je découvrais les austro-marxistes, à la fin des années 1950, il y avait une sociologie politique (je me souviens de noms comme Juan Linz et Seymour M. Lipset) qui donnait le ton et mettait en scène, en face à face, d’un côté une raison incarnée par les organes de représentation et d’organisation sociale et, de l’autre, des masses démocratiques imprévisibles. Contre cette théorie prétendument libérale et contre toutes les théories schumpétériennes des élites, j’ai mis en évidence la pertinence de l’espace public et des débats publics. Car le parlement devient, comme nous le voyons précisément aujourd’hui, le bras armé d’une entreprise technocratique lorsqu’il n’est pas enraciné dans les discussions vitales de la société civile et ne reste pas en contact avec un espace public vivant. Et un espace public politique ne "vibre" que tant qu’il génère des convictions publiques concurrentes, celles-ci ne devant pas pouvoir être imputées en premier lieu au travail de relations publiques de groupes d’intérêts mais à des impulsions venues de la société civile elle-même. Dans la compétition des opinions doit se refléter l’élément anarchique de citoyens qui font usage de leur liberté de communication dans la contradiction.
La constitution de l’espace public politique d’un pays convient bien comme test de vitalité pour l’état de la démocratie. Les espaces publics nationaux sont aujourd’hui largement dominés par une situation postdémocratique. Les institutions démocratiques deviennent des façades trompeuses car il subsiste de moins en moins de questions pertinentes qui peuvent encore être décidées sur la scène publique des États nationaux. Un tissu opaque, sans légitimité démocratique, d’organismes internationaux détermine sous une forme filtrée les impératifs des marchés mondialisés et s’adressent à des gouvernements nationaux complaisants – on appelle cela governance. Il manque en effet, à ce niveau transnational, un governement tenu de réagir aussi aux voix des citoyens. Comme Emmanuel Macron l’a reconnu, c’est cela le grand défi: les États nationaux ne peuvent régénérer leurs capacités perdues d’action politique, contre les réactions défensives des populistes de droite et des nationalistes de gauche, qu’au niveau transnational, par exemple dans une Union Euro, pour redonner voix aux citoyens. Cependant, les parlements restent l’indispensable chaînon entre la capacité d’action politique d’institutions publiques et le rattachement des processus organisés de décision à la formation de l’opinion et de la volonté dans la société civile. Les parlements sont nécessaires parce qu’ils jouent le rôle d’une charnière rationalisante entre les deux parties.
Mais venons-en à votre question sur les motifs de mon travail sur "les transformations structurelles de la publicité". Une raison personnelle pour laquelle, dès la fin des années 1950, la question du pouvoir émancipateur de l’espace public politique m’apparaissait comme centrale, fut certainement le lourd climat répressif de l’époque Adenauer: l’évocation de l’époque nazie était réprimée, et les jeunes gens que nous étions aspirions à une discussion publique de ce qui était passé sous silence, au brise-glace d’un débat politique ouvert. Un autre motif s’explique par cette circonstance biographique qui était qu’à l’origine j’avais voulu devenir journaliste et que j’avais déjà travaillé pour des journaux pendant mes études. Lorsque ensuite à Francfort, j’avais dans une certaine mesure rattrapé on the job des études de sociologie, j’étais tombé sur la littérature en vogue sur la masscommunication et la mass-culture (littérature qui, du reste avait fortement progressé aux États-Unis sous l’impulsion d’émigrés allemands, ainsi que le montrent également les analyses d’Adorno consacrées à l’industrie culturelle).
En troisième lieu, il y a aussi une impulsion proprement théorique me portant vers le projet de faire converger la naissance d’un public littéraire et politique aux xviie et xviiie siècles avec la fondation révolutionnaire d’États constitutionnels et démocratiques aux États-Unis et en France. Dans les années 1920-1930, Carl Schmitt avait esquissé les grandes lignes de l’histoire de la décadence du pouvoir absolutiste et des formes pré-modernes de représentation symbolique du pouvoir ecclésiastique et étatique en mettant précisément en relief cette connexion par sa critique. Dans sa vision fasciste, il déplorait la naissance d’un espace public politique et l’influence politique grandissante de "l’opinion publique". Il défendait la thèse selon laquelle ceux-ci auraient sapé l’autorité du pouvoir monarchique et donc aussi la substance normativement inconditionnelle de l’État. Dans son livre sur Hobbes, il justifie d’ailleurs cette tendance dans l’histoire des idées par l’influence subversive d’intellectuels juifs; sa galerie antisémite allait de Spinoza à Kelsen en passant par Heine, Börne et Marx. Ces arguments contre le pluralisme des intérêts et des opinions déchaîné dans l’espace public politique, contre "la dictature de la discussion" étaient également en vogue dans la conjoncture de la République fédérale des années 1950 grâce à l’autorité persistante de l’école de Carl Schmitt. Même dans ma génération, ils ont encore rencontré un écho, par exemple chez le célèbre historien Reinhart Koselleck. Ce point de départ théorique m’a poussé à défendre le contraire et a joué un rôle dans mon choix de l’espace public comme sujet.
Thanks to Valéry Pratt for the pointer!
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